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BANKSY / L’enfant qui survit à chaque noyade (Josh ALUSHANI)

Notice


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Banksy, L’enfant réfugié, graffiti sur mur à Venise, 2019.
Source de l’image


Compte rendu (février 2022)


L’âge de l’enfant est sans doute difficile à déterminer. Six, sept, huit ans ? On n’en sait rien. Il porte un gilet de sauvetage, un pantalon, ses cheveux sont emportés par le vent. Il se tient debout avec une dignité déjà adulte, portant dans sa main droite levée un feu de détresse dans le ciel. Cet élément est sans doute significatif, car il est le seul de l’image à être coloré. Mais peu importe sa couleur, demandons-nous plutôt quel est le sens de cet objet que l’artiste a pris soin de mettre en relief. Je pense en effet que ce feu de détresse est la clé qui permet au monde de la fiction de communiquer avec le nôtre, et vice versa : il est le signe du principe autour duquel l’œuvre se constitue, à savoir, la visibilité. L’image demande à être vue.

La visibilité de celle-ci se forme ici plus précisément au croisement de trois axes : le premier est le choix du sujet, un enfant, qui est donc censé provoquer une forte réaction émotionnelle1. On pourrait parler d’une visibilité émotive. Deuxièmement, le choix de représenter l’enfant en noir et blanc, pour souligner la violence de son existence : on pourrait en l’occurrence parler d’une visibilité chromatique. Enfin, il y a ce feu de détresse qui, peut-être par sa coloration lui offrant une consistance plus réelle, traverse l’espace de la fiction et interpelle directement nos yeux. C’est l’élément qui déclenche le mouvement en nous et qui nous fait crier : « Un enfant, vite ! Appelez à l’aide ! ». La visibilité est ici performative, car l’objet est lui-même le message.

On sait que l’œuvre de Banksy est toujours liée à un contexte historique bien précis. Ce n’est en effet pas la première fois qu’une de ses œuvres incarne un message social et politique : depuis ses débuts dans les années quatre-vingt-dix, l’artiste de Bristol a composé des graffitis mêlant l’humour à la critique2. Toujours à Venise, il avait exposé neuf tableaux essayant de composer la gigantesque représentation d’une croisière sur le Grand Canal : géniale dénonciation du phénomène du tourisme de masse qui hante la ville.

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Le message de l’œuvre qui nous concerne est cependant beaucoup plus international, et pourtant aussi plus local à la fois. International, car l’enfant est un réfugié, et plus précisément un naufragé. Le gilet de sauvetage, le feu de détresse et l’eau de la lagune baignant les pieds inaccessibles de l’image en sont autant d’indications. L’eau joue en effet un rôle essentiel dans cette œuvre comme dans bien d’autres de l’artiste : pensons au célèbre graffiti qu’il dessina à Londres en 2009, I don’t believe in global warming, où l’eau a un rôle stratégique.



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Je pense toutefois qu’en choisissant Venise pour l’image de l’enfant réfugié, Banksy a voulu créer quelque chose de bien plus complexe et subtil, qui tient à des considérations locales, c’est-à-dire, qui sont liées à la ville de Venise. En effet, celle-ci est depuis toujours hantée par l’acqua alta (littéralement, les « hautes eaux »), un phénomène de pic de marée particulièrement prononcé qui provoque la submersion d’une partie plus ou moins grande de l’île. Les statistiques nous confirment que ce phénomène a connu une croissance vertigineuse et démesurée pendant les dernières années : pour en obtenir une idée générale, il suffit de considérer ce graphique qui mesure la croissance dans le temps des phénomènes de marée les plus extrêmes, qui atteignent ou dépassent 140 cm et couvrent 90 % de la ville3.

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Le graffiti du pauvre enfant, réalisé dans la nuit du 8 au 9 mai 2019 sur le mur d’un immeuble à côté du Campo San Pantalon, se retrouve inévitablement à la merci des conditions climatiques particulières de la lagune dont il tire son fonctionnement complexe. Contrairement à l’œuvre I don’t believe in global warming, l’image est ici en constante transformation, empêchant toute possibilité de détermination définitive.

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Car c’est une véritable lutte pour la visibilité qui se déroule ici, aussi poétique que meurtrière. Nous pourrions en effet substituer à la notion de la visibilité celle de la vie et le rapport resterait inaltéré : l’enfant en est le symbole par sa jeunesse ; la violence de sa couleur affirme sa vitalité en opposition à la matière sombre qui l’entoure, et finalement, le feu de détresse qu’il brandit en l’air n’appelle pas seulement l’œil pour être vu, mais la voix et l’action pour être sauvé. Le rapport de l’équation se constitue ainsi de la manière suivante : vie : mort = visible : invisible. Je crois que c’est dans ce jeu entre visible et invisible, vie et mort que l’œuvre manifeste son essence et sa propre loi : c’est donc ce qui lui permet de confondre réalité et fiction dans une solution aussi imprévisible que naturelle. Si la mer est sans vie et source de mort, elle est à la fois l’élément le plus réel et le plus vivant, dans la mesure où elle appartient en droit à notre réalité à nous. L’enfant est en revanche vivant, mais en tant qu’image il est mort, ce qui lui permet, dans un paradoxe parfait, de survivre à chaque noyade. Mais ce n’est pas tout.

Faire du graffiti dans n’importe quelle ville ou en faire à Venise n’est pas la même chose : nouer le dessin à un mur de Venise implique de l’enchaîner fatalement au destin tragique de la ville et donc à la nature fragile et menacée du support sur lequel il survit chaque jour4. L’œuvre traverse en effet la réalité en deux directions opposées : d’un côté, l’enfant interpelle et piège le regard du spectateur incrédule qui se trouve devant lui, et de l’autre côté, il se noue à la matière de la ville pour en devenir le jeune porte-parole. L’image se confond et déborde du mur pour lui donner vie et voix.

Je crois que pour bien comprendre la force de cette création il faudrait s’interroger sur son statut : peut-on véritablement parler d’une œuvre d’art ? Question apparemment banale et à la fois très problématique. En effet, l’œuvre n’a pas de nom, on ne sait pas qui est l’artiste, une grande partie de l’opinion publique conçoit les graffitis comme une forme de dégradation des monuments5, sans compter que nous pouvons nous retrouver devant l’image sans pouvoir l’observer (puisqu’elle est régulièrement engloutie par la lagune) ou pire encore, la dépasser sans nous en rendre compte (en arrivant par exemple par l’autre côté du pont). Il se peut alors que ce ne soit pas une œuvre d’art ou qu’elle ne le soit que dans la mesure où elle met en crise tous les critères par lesquels nous définissons généralement une œuvre d’art en tant que telle. Mais je suis plutôt convaincu que Banksy fait de l’art au sens primitif et essentiel du terme. D’abord, il est vrai que nous ne connaissons pas l’identité de l’artiste, mais nous connaissons déjà son œuvre, dont le sens global éclaire chacune de ses réalisations. Ensuite, nous avons l’image elle-même, si essentielle que la couleur n’est même pas là pour colorer, mais pour dire son existence, pour signaler quelque chose. Et finalement, l’œuvre annonce avec tout son être, et dans sa dimension représentative et dans sa consistance matérielle, sa future et proche disparition. Deleuze définissait « l’artiste » comme celui qui crée des « percepts », à savoir « un ensemble de sensations et de perceptions qui survivent à celui qui les éprouve »6. L’enfant sans nom de Banksy ne renverse pas cette définition : il survit à chaque noyade et, ce faisant, annonce chaque fois la dernière, celle qui le fera en jour disparaître pour de bon. C’est donc bien essentiellement une œuvre d’art, dans le sens où elle raconte la fragilité de l’homme qui l’a créée, tout en la représentant en même temps.



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1 Sans trop anticiper sur la thématique des réfugiés, nous nous souvenons par exemple de la forte réaction médiatique à la tragique photographie du petit syrien immigré retrouvé mort sur une plage turque en 2015. Cf. https://www.bfmtv.com/international/europe/la-photo-symbole-de-l-enfant-syrien-mort-noye-bouleverse-l-europe_AN-201509040010.html
2 Pensons à sa première réalisation Mild Mild West (1998) sur un mur de Bristol, ou encore à Love is in the air ou Flower Thrower réalisé en 2003 sur un mur qui sépare Israël et Palestine : cf. https://www.bewaremag.com/banksy/
3 Leonardo Boato, Paolo Canestrelli, Luisa Facchin & Rudj Todaro, Venezia altimetria (PDF), in collaborazione con Insula spa, Comune di Venezia, Istituzione centro previsioni e segnalazioni maree, 2009
4 « Malgré les moyens colossaux mis en œuvre pour la retarder », le réchauffement climatique et l’affaissement des sols condamnent Venise à la disparition : cf. https://www.bfmtv.com/environnement/climat/ces-lieux-qui-pourraient-disparaitre-venise-la-future-atlantide_AN-201507290074.html
5 Cf. https://controverses.sciences-po.fr/archive/streetart/wordpress/index-45143.html. Le statut juridique de l’art urbain pose beaucoup de problèmes en Europe (son statut légal, le droit de propriété, le droit d’auteur ainsi que la responsabilité légale en cas de non-respect du droit) ce qui démontre la difficulté des sociétés contemporaines face à ces produits artistiques. Cf. Louise Carron, Le statut juridique du Street Art en France et aux États-Unis : Is copyright for « losers©™ » ?, Vol. 31, n. 3, Mémoire soutenu à l’Université Paris Nanterre, Paris, 2019
6 Cf. https://www.youtube.com/watch?v=NCYJea9RaMQ: 5.50


Ressources


Sites des œuvres de Banksy
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mise à jour le 16 février 2022


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