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ANDRE / Aligner le mouvement (Alice DELACROIX)

Notice


Candré
Carl Andre, Lever, 1966, Ottawa, musée des Beaux-Arts du Canada.
Source de l’image


Lever a été exposé pour la première fois au Jewish Museum de New York en 1966, à l’occasion d’une exposition intitulée Primary Structures. Faisant face à de nombreuses critiques, cette exposition est l’occasion pour les artistes minimalistes de l’époque de pousser à leur paroxysme la radicalité de leurs travaux à New York dans les années 1960. Leur travail en sculpture se définit alors comme un mouvement cherchant à retravailler les formes à partir d’éléments modulaires élémentaires et simples tout en réduisant à l’essentiel l’assemblage de ces matériaux.
Clément Greenberg ira jusqu’à dire que ces œuvres d’art minimales deviennent de l’art comme toute production artistique de cette période, au même titre qu’une chaise, une table ou même une feuille de papier. Peu après la création de Lever, la critique va alors dénoncer l’usage de matériaux industriels et la technique employée. L’agencement mathématique des pièces plus qu’une composition équilibrée, l’effacement de l’intervention de l’artiste, mais aussi l’absence de référence immédiate est mal accueillie par le public et la critique. Si Carl Andre est considéré comme l’un des pionniers de l’art minimal, il opère avant tout une rupture radicale dans sa pratique de la sculpture qui défendait un art de la découpe et de la taille, comme produit de l’ouvrage de la main.
Dans un entretien datant de 2011, Carl Andre déclare à propos de son œuvre : « It doesn’t mean a damn thing ». Faut-il alors renoncer à décrypter ses œuvres, voire même à les décrire ? Lever est une sculpture pour le moins mystérieuse, qui nous pousse à nous interroger sur sa portée.


Compte rendu (janvier 2023)


« Mon œuvre idéale sculptée, c’est une route ». Par cette affirmation provocatrice, Carl Andre renverse les codes de la sculpture et de l’art en général. Il souligne en même temps, et de façon métaphorique, l’importance du déplacement qui fait sens non pas parce que Lever représente foncièrement une route, comme aime à le dire l’artiste, mais parce qu’une véritable nécessité de se mouvoir dans la pièce apparaît comme essentielle. Engager le corps propre par lequel est perçu l’œuvre d’art, voici, semble-t-il le point essentiel de Lever. A cet égard, Carl Andre se prononce clairement lorsqu’il dit aimer « les œuvres avec lesquelles on peut coexister dans une pièce et qu’on peut ignorer si on le souhaite » (1974). L’artiste s’en remet donc totalement au spectateur, à qui revient le choix de considérer ou non cet alignement de 137 briques posées au sol. Ce faisant, plutôt que de renfermer sa démarche dans un solipsisme assuré, Carl Andre semble combiner les matériaux de l’œuvre avec les différents processus qui composent son environnement, en les faisant entrer en interaction.

L‘intention de l’artiste semble alors s’éclaircir. Si Lever ne semble rien évoquer d’évident au premier regard, une chose est sûre, le spectateur doit se mouvoir dans l’espace pour la percevoir entièrement. Carl Andre semble, en effet, vouloir créer une expérience partagée entre l’espace vécu du spectateur, et l’espace horizontal sur lequel s’étend sa sculpture. Tout se passe alors comme si à la corporalité du spectateur s’ajoutait celle de l’œuvre qui partage le même espace horizontal que celui qui l’observe. Et de fait, Carl Andre affirme que « plutôt que de couper le matériau, [il] utilise maintenant le matériau pour couper dans l’espace »¹. La percée de Lever dans l’espace de la pièce semble se placer sur le même plan que celle opérée par l’entrée du spectateur dans l’espace d’exposition.

Et de fait, la planéité de Lever implique un basculement opéré dans l’ordre de la perspective qui surprend et force le regard à revoir ses habitudes. Si l’œuvre d’art dite « traditionnelle » semble reposer sur un système de relations internes, fournissant au spectateur les repères visuels nécessaires à sa compréhension, Lever mobilise un jeu de relations externes poussant le spectateur à partager le même socle que l’œuvre qui s’étend sur un sol invitant au déplacement. Un détail d’ordre contextuel s’impose alors, puisque Carl Andre explique que son inspiration lui vient d’un voyage en canoé fait durant l’été 1965. Ce voyage, sur une rivière, le long des rives, suivant l’alignement du paysage, a créé une première expérience et prise de conscience chez l’artiste autour de la notion de déplacement. La diversification des points de vue, de la lumière mais aussi des reflets font varier sa perception. L’importance du mouvement semble prolonger et amplifier la perception d’une œuvre dans le face à face qui s’opère, chose que Carl Andre semble lui-même vouloir prolonger dans Lever.

Or, difficile de retrouver de quelconques allusions à ce voyage ou encore à un canoé, et de fait, on se le rappelle, Carl Andre refuse toute référentialité à son œuvre. Il est alors légitime de s’interroger sur les détours empruntés par l’artiste pour en arriver à une œuvre semblable à Lever, épurée jusqu’à l’extrême et dénuée de toute référence ou connotation. Quoi d’autre alors qu’un matériau simple, et élémentaire : des briques, disposées les unes à la suite des autres, construisant à elles seules l’œuvre entière.

La disposition au sol de ces matériaux à la « géométrie élémentaire de modules industriels », permet d’insister sur la littéralité du support. Le matériau se fait simple et premier. Par la réduction à l’essentiel des moyens employés, le geste de l’artiste semble contenir tout symbolisme inhérent à son œuvre. Lever n’est rien d’autre que ce qu’elle est – un alignement s’étalant sur 8,85 mètres de long. Carl Andre participe ainsi du changement de paradigme artistique de son temps que Primary structures semble initier. L’affirmation du caractère physique de Lever ainsi que la réappropriation de la tridimensionnalité de l’espace horizontal est ce qui rompt précisément avec la tradition artistique de l’histoire occidentale. Aspirant à « mettre La Colonne sans fin² de Brancusi par terre et non dans le ciel »³, le geste de Carl Andre semble incarner ce basculement vers l’horizontalité, confirmant l’aspiration de l’artiste à la « concrétude du sol »⁴, selon les mots de Pierre Tillet.

Toutefois, en levant les yeux, on retrouve dans cette grande pièce du Jewish Museum où trône Lever, un petit panel sur lequel est inscrit un poème explicatif de l’œuvre éponyme, Leverwords. Disposés de la même manière que des briques au sol, les mots de ce poème semblent construire un ensemble cohérent. On retrouve alors cette logique de la manipulation de la matière jusque dans la juxtaposition des mots au sein même de Leverwords. Tout se passe ainsi comme si la corporalité du poème redoublait celle de la sculpture. En prenant place sur l’espace du papier, les mots de Leverwords⁵ se déploient et recoupent l’espace qui leur est donné. Si l’on peut lire les mots « chemin », « lien », ou encore « bord », l’idée d’un cheminement est à nouveau reprise et semble confirmer l’engagement primordial du corps dans cette pièce où Carl Andre dispose cette œuvre sculpturale, ce qui ne va pas sans rappeler le commun souci des minimalistes de produire, avec leurs œuvres, une situation incluant le spectateur et l’espace qu’il partage avec celui de l’œuvre.

En filant la métaphore de la construction engagée par le matériau employé par l’artiste, Leverwords s’offre au spectateur comme un pas vers son intellect. Si, au premier regard, ce cartel à valeur programmative semble tout aussi déconcertant que l’œuvre qui l’accompagne, malgré cela ce poème permet à Carl Andre de confirmer cet engagement nécessaire du corps dans l’expérimentation de Lever. La dimension participative de l’œuvre se confirme, et apparaît dès lors comme essentielle à son appréhension. C’est bien le corps qui fait le lien entre l’œuvre et le texte.


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¹Entretien avec David Bourdon, revue Artforum, 1966.
²https://www.beauxarts.com/vu/lensemble-de-brancusi-a-targu-jiu-un-monument-aux-morts-habite-par-les-vivants/#&gid=1&pid=1
³David Bourdon, « The Razed Sites of Carl Andre: A sculptor Lid Low by the Brancusi Syndrome », Artforum, Octobre 1966, p. 15, cité dans Sylvie Coëllier, « Brancusi/Carl Andre. Une question d'espace.
⁴Pierre Tillet, Priape à terre, Art, genre et politique dans les Sculptural Studies de Baptiste Croze, 2014.
http://www.katharinawild.com/content/4.projects/4.mixed-media-project-8/9.project-2/Texte%20complet-Carl%20Andre.pdf, p.11.


mise à jour le 25 janvier 2023


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