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Programme scientifique ANR - Ecritures

PROGRAMME SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE, ORGANISATION DU
PROJET

SCIENTIFIC AND TECHNICAL PROGRAMME, PROJECT
MANAGEMENT


Se situant à l'interface du social et du langagier, ce projet s'inscrit dans le champ d'une analyse de discours naturellement sensible aux contextes de production et dans celui d'une linguistique des productions verbales écrites. De par sa méthodologie, le projet s'inspire des linguistiques de corpus.

Du point de vue de la linguistique fonctionnelle, et plus particulièrement de l'analyse de discours, tout discours est situé dans un contexte socio-culturel et spatio-temporel qui détermine son interprétation et son pouvoir d'action sur l'environnement : faire faire, faire dire, construire de nouveaux objets tels par exemple les objets sociaux, etc. Bien que théorisée de manière différente, cette conception du discours en lien avec la société est partagée par des approches diverses, qui s'accordent sur le pouvoir d'action du langage (cf. Bakhtine 1977, Norris & Jones éds 2005, Sarangi 2004, Sarangi & Coulthard éds 2001, Scollon 2001, Searle 1995, etc.). Des problématiques telles que la place de la subjectivité, les rapports entre subjectif et collectif, la co-construction des discours, le dialogisme et la mémoire (inter)discursive, les cadres discursifs et les prédiscours, la construction d'objets de discours, les formes et les fonctions des discours dans des situations spécifiques telles les situations de travail, l'inscription de l'idéologie dans la matérialité discursive, etc., ont été développées (Moirand 2007, par exemple). L'ensemble de ces problématiques soulèvent, de manière plus ou moins explicite, la question des contraintes réciproques des discours et de la société.

Nous nous donnons pour lieu d'observation plusieurs formes linguistiques, que nous avons déjà pu aborder lors de travaux antérieurs sur les écrits de signalement : la  négation, la transformation actif-passif, la dénomination, le discours rapporté, les modalisations, les termes d'émotion, les connecteurs. Mais l'observation des étapes de l'écriture peut faire apparaître d'autres phénomènes linguistiques pertinents.

Postulant le non-isomorphisme du langagier et du social mais envisageant leur interaction dynamique, le présent projet se propose de rendre compte de l'impact des contraintes linguistiques, sociales et cognitives sur la production discursive dans le champ de l'enfance en danger.

Par contraintes linguistiques nous comprendrons les normes et disponibilités du système linguistique utilisé, soit le français. Le conditionnel et son potentiel modalisateur, les temps verbaux tels le présent, le futur et le passé qui organisent la chronologie des événements relatés, ou encore les valeurs logiques des connecteurs constituent ainsi des disponibilités du français. Les valeurs d'antériorité et de postériorité du passé et, respectivement, du futur par rapport au présent constituent des normes. Des travaux antérieurs (Sitri 2008) ont montré que ces normes peuvent être contournées.

Les contraintes pragma-sociales sont liées à la visée de ces écrits (évaluer une situation en vue d'une éventuelle intervention de la société) et aux évolutions législatives et pratiques dans le champ de l'enfance en danger. Des travaux antérieurs nous ont permis de faire apparaître un certain nombre de formes linguistiques qui sont la trace et le moyen de ce passage du singulier au général, de l'intime au social, qui caractérise les écrits en question : ce sont les formes par lesquelles une parole singulière, celle de l'enfant et de sa famille, est représentée et interprétée selon des normes discursives et des normes sociales.

Ce sont les formes par lesquelles se laissent appréhender les attentes sociales des scripteurs, qu'il s'agisse de formes lexicales (la façon de nommer les acteurs ou les évènements, la verbalisation des émotions), ou de formes syntaxiques comme la négation ou la concession, qui permettent de lire « en creux », pour ainsi dire, le prisme idéologique à travers lequel est interprétée la parole de la famille qui fait l'objet d'un signalement.

Les contraintes cognitives concernent avant tout le passage de la cognition individuelle à la cognition distribuée dans le processus d'interprétation-évaluation de la situation que le travailleur social développe en s'appuyant sur des normes présumées socialement partagées. Il s'agit d'observer avant tout les tensions entre subjectif et objectif dans le cadre de l'ontogenèse du texte (cf. Grésillon & Lebrave in Fuchs et alii 2003 [1982]), ainsi que les questions de mémoire discursive, interdiscursive, de travail.

D'un point de vue méthodologique, notre approche se veut à la fois qualitative, ce qui signifie une analyse fine des formes dans leur contexte d'occurrence, mais également quantitative. Le recueil de brouillons électroniques nous permettra en effet une approche textométrique. La textométrie reprend les travaux réalisés sous des appellations diverses - lexicométrie, statistiques textuelles, logométrie... - qui s'attachent à quantifier les faits langagiers, au service d'une analyse méthodique, semi-automatisée, des corpus textuels (Lebart & Salem 1994). Elle met en oeuvre un large éventail de calculs linguistiquement significatifs et mathématiquement fondés au service de l'analyse méthodique et renouvelée de collections de textes : associations syntagmatiques et paradigmatiques, contrastes et caractérisations, évolutions. Outillant une démarche équilibrée alternant calcul de vues synthétiques globales et consultation ciblée des contextes d'emploi, elle révèle les nouvelles possibilités de lecture offertes par les corpus numériques.

Nous utiliserons des logiciels comme MkAlign ou encore Edite-Medite, pour l'analyse des différentes versions d'un texte (pour une illustration de la méthode, voir Bourdaillet et al. 2007 et 2008), et InputLog, pour le suivi de rédaction et l'enregistrement des dynamiques d'écriture. Afin d'aborder et d'interpréter les contraintes sociales, nous retenons la méthodologie proposée en textométrie par l'équipe de Fontenay-Saint-Cloud (Tournier 1982) et développée au sein du SYLED par A. Salem et S. Fleury (Habert et al. 1997). Cette méthode se caractérise aussi par l'importance accordée au retour au texte. La démarche est sans cesse orientée vers le texte, tout en donnant les moyens de maîtriser l'abondance des contextes : la textométrie navigue entre des vues globales des textes et la consultation de contextes locaux (recherche de cooccurrences par la méthode des spécificités ; relevé du vocabulaire spécifique de telle ou telle séquence ; identification des segments répétés). Cette méthode statistique se présente donc comme particulièrement pertinente pour l'exploitation des corpus en sciences humaines et sociales.

Le projet comprend 9 tâches qui sont appelées à structurer son développement et une activité transversale, la valorisation de la recherche. La coordination du projet correspond à la tâche 0.

La première phase du projet concerne le travail de terrain (déjà largement entamé) visant à encadrer la collecte des données, et le recueil du corpus à proprement parler (en cours également). Une attention toute particulière est consacrée à l'observation des pratiques d'écriture des travailleurs sociaux, à un travail d'enquête qui permet de systématiser les données concernant les étapes et processus de rédaction, les difficultés de rédaction telles qu'elles sont perçues par les travailleurs sociaux. Lors de cette même phase il s'agit de tester et d'installer sur les postes des travailleurs sociaux bénévoles le ou les logiciels de suivi de la rédaction. Comme il s'agit d'écrits recueillis au fil de leur production-même, l'implication des acteurs-scripteurs dans le processus de collecte est inévitable. Cette particularité de la démarche soulève deux difficultés : d'une part, il convient d'associer les travailleurs sociaux au recueil du corpus et donc de prendre le risque d'alourdir leur tâche professionnelle qui est déjà bien complexe ; d'autre part, il s'agit d'éviter, dans la mesure du possible, le « paradoxe de l'observateur » qui biaiserait la production des écrits suite à une prise de conscience des étapes du processus d'écriture. Nous apporterons des solutions à ces difficultés dans le descriptif de la tâche 1.

La deuxième phase du travail concerne l'analyse textométrique et génétique du corpus aligné, à l'aide de logiciels comme MkAlign (CLA2T, SYLED ; voir Fleury & Zimina 2007) et Edite-Medite (LIP6, Paris 6 ; voir Fenoglio & Ganascia 2007). Une anonymisation et mise en forme préalables du corpus s'imposent, avant de procéder à son étiquetage (tâche 2). L'étiquetage du corpus permettra de dégager, dès les premières analyses textométriques, des données statistiquement modélisables quant aux unités linguistiques soumises aux opérations de réécriture. Le produit final de cette étape consistera en un relevé systématique des transformations processuelles du travail de réécriture (tâche 3). L'analyse des écrits produits via l'interface du logiciel de suivi de rédaction fera l'objet de la tâche 4, dans une perspective génétique et psycholinguistique.

La troisième phase du travail (tâches 5-8) sera consacrée à l'analyse qualitative du corpus et à la mise en série des données ainsi obtenues ; elle comprend le traitement linguistique du corpus visant à proposer une description linguistique des transformations processuelles à mettre en regard avec les contraintes sous-tendant la production écrite et, enfin, une étude contrastive utilisant deux corpus de contrôle (brouillons littéraires et brouillons d'élèves) qui permettra de dégager les spécificités des brouillons des travailleurs sociaux et de vérifier ainsi les hypothèses pragma-socio-discursives formulées plus haut. Les travaux de cette phase sont en partie corrélés aux travaux de la deuxième phase, les méthodes quantitative et qualitative étant appelées à se compléter et à se nourrir
réciproquement.

La quatrième et dernière phase du projet propose une synthèse des résultats en vue, d'une part, d'une théorisation du point de vue de l'analyse de discours et de la pragmatique sociale et, d'autre part, d'une modélisation débouchant sur des propositions didactiques et informatiques (amélioration et adaptation aux productions écrites en situation de travail des logiciels de suivi rédactionnel, tâche 9). La valorisation de la recherche, qui abordée déjà au fil des tâches 3-8, sera finalisée dans le cadre de la tâche 9.



mise à jour le 22 janvier 2011


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